Par Sinan Kirisci, alumni 2022
Je souhaite partager ma lecture des événements tragiques qui ont bouleversé la Turquie. En écrivant ces lignes, en essayant de décrire l’indescriptible, je suis envahi par trois émotions : déchirement, impuissance et colère. Mon cœur se serre. L’image du père qui tient la main de sa fille décédée me hante. A 8500 kilomètres des lieux, impuissant, je me sens à travers les images comme si j’étais à 8,5 mètres, mais incapable d’aider. Je souhaite remercier les braves volontaires pour leur travail héroïque et les ONG indépendantes comme Ahbap qui essaient de sauver les personnes prises sous les décombres. De tout mon cœur, je remercie mes amis d’enfance, dont certains depuis l’étranger font tout leur possible sur les réseaux sociaux, comme les autres citoyens, en partageant l’adresse des personnes coincées sous les décombres. Ils endossent courageusement le rôle de l’État qui, lui, refuse d’assurer et d’assumer ses tâches régaliennes. Je suis ému par les messages que je reçois. Je vous remercie pour vos pensées et vos prières. Je souhaite aussi remercier les équipes de sauvetage internationales. Vous m’avez rappelé une chanson d’Ezhel dans laquelle il chante : « on est exactement identiques, même si tu comptes nos différences dans nos prières et nos langues, nous reste-il beaucoup de différences ? Nous sommes une forêt, qui a grandi de la même terre, libre comme un arbre. Pourquoi l’arrose-t-on toujours avec le sang et non avec l’eau ? »
La Turquie est située sur une zone à fort risque sismique. Malgré cette vérité scientifique, les dirigeants n’ont pas pris les mesures nécessaires et n’ont pas appris de leurs erreurs fatales, d’où ma colère envers les autorités turques qui sont noyées dans le népotisme et l’incompétence. En 1999, année de ma naissance, la Turquie fut frappée par un séisme qui fit environ 17 000 morts. Ce séisme a été un traumatisme aux répercussions encore tangibles. Je me rappelle des débats incessants sur la nécessité de préparer des infrastructures solides contre les séismes, restés vains. Au contraire, en 2011, Erdoğan, l’actuel président de la Turquie, a présenté son projet rocambolesque de « canal Istanbul » visant à relier Istanbul à la mer de Marmara, dont les conséquences environnementales pourraient être catastrophiques. Quelques mois plus tard, un nouveau séisme frappait la ville de Van. Je me souviens des images, des douleurs, de l’impuissance des gens. On a entendu les mêmes débats et promesses. Il y a quelques semaines encore, le maire de Hatay, Lütfü Savaş, expliquait que sa ville n’était pas prête à affronter un séisme et que ses appels à l’aide aux autorités restaient sans réponse. Dilara Gönder, présentatrice sur la chaîne Show TV, a fait le constat qui s’imposait en déclarant : « Nous, on n’apprend jamais de nos erreurs. On échoue à chaque examen. » Elle a ensuite démissionné de Show TV, connue pour avoir une ligne progouvernementale.
Certes, le régime s’effrite. La réponse, ou plutôt l’absence de réponse du gouvernement, a fait tomber le masque, dévoilant le vrai visage des autorités dans toute sa nudité. Il n’y a plus d’écrans pour séparer les gouvernants des gouvernés. Le cri des personnes indignées devant les décombres – « Où est le gouvernement ? » « Que font-ils ? » – est assez révélateur. Comment est-il possible que le bâtiment de l’AFAD (l’organisme de secours face aux catastrophes naturelles) à Hatay ait pu s’écrouler ? Comment expliquer que l’AFAD ait mis plus de quarante-huit heures à arriver à Hatay, une des provinces les plus touchées par les deux séismes,laissant le travail à de braves personnes munies de marteaux ? Pourtant, le vice-président turc Fuat Oktay prononçait le juste diagnostic il y a quelques années : « Les séismes ne tuent pas. Ce sont les bâtiments qui tuent. Il faut prendre les mesures nécessaires. » Clairement, il a oublié ses propos. En effet, c’est la négligence qui tue. La preuve en est au Japon, où les bâtiments résistent à de forts séismes, que le pays arrive ainsi à traverser avec peu de pertes humaines. De leur côté, les autorités turques ont octroyé à leurs proches la possibilité de construire rapidement à l’encontre des législations de construction et sans respecter les procédures de sécurité pour augmenter leurs gains.
Le président Erdoğan aurait pu tendre la main et appeler à dépasser les différences. Non. Il préfère jouer sa carte maudite de la polarisation. Il adore rappeler le passé colonial de certains pays. Néanmoins, il utilise avec aisance une des plus fameuses pratiques coloniales qui est le « diviser pour régner ». Ce qui le préoccupe le plus, c’est de protéger son pouvoir et surtout de se venger… Ainsi, avec une animosité frappante, il a menacé les personnes qui critiquent à juste titre sa gouvernance incompétente : « Après le deuil, on va régler nos comptes. » Sur les lieux ravagés par le séisme, une jeune dame a sauté dans ses bras en pleurant ; il l’a accueillie froidement, sans aucune émotion. Une ancienne députée de l’Adalet ve Kalkinma Partisi (AKP, parti au pouvoir), Nursel Reyhanlıoğlu, lui fait concurrence dans les diatribes haineuses. Ainsi, elle a accueilli à Kahramanmaraş Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, élu du parti d’opposition Cumhuriyet Halk Partisi (CHP), d’une manière inhospitalière en lui lançant « Arrête ton show, dégage d’ici, espèce de pion des Anglais ! », plus préoccupée à dissimuler la réalité alors que des équipes de sauvetage anglaises sont présentes en Turquie pour sauver les gens… En regardant ces images résonne dans ma tête le titre de la chanson Home Is Where the Hatred Is de Gil Scott-Heron.
J’ai brièvement mentionné en introduction le rôle crucial des réseaux sociaux. Selon ceux qui sont présents sur les lieux, plusieurs personnes ont été sauvées par le partage d’informations et d’adresses sur Twitter, Instagram et WhatsApp. Figurez-vous que le mercredi 8 février, les autorités ont bloqué Twitter pendant plusieurs heures. N’est-ce pas comme retirer une bouteille d’oxygène en pleine plongée sous-marine ? Cette décision a provoqué la colère du professeur Celal Şengör, qui a déclaré : « Celui qui a bloqué Twitter a commis un crime contre l’humanité. » Leur seul souci était de diminuer les critiques et d’éviter que des vidéos critiquant Erdoğan, qui ne s’est déplacé que trois jours après le séisme, ne circulent sur les réseaux sociaux. De plus, les mercenaires du régime déguisés en journalistes s’acharnent sur les ONG indépendantes comme Ahbap, dirigée par le musicien Haluk Levent, qui effectue un travail remarquable. Ainsi, Turgay Güler, un journaliste proche du gouvernement, déclara « vous ne pouvez pas confier 50 millions d’euros à Haluk Levent, il ne peut pas gérer ! » Cependant, le même « journaliste » reste silencieux quand il s’agit de demander des comptes sur les quelques 4 milliards d’euros[1] de taxes prélevées par l’État pour la prévention des séismes.
J’aurais voulu rester silencieux et dire que ce n’est pas le temps des critiques et que nous devrions d’abord panser nos plaies. Mais la dernière goutte d’eau a fait déborder le vase. Le régime a politisé les événements ; il doit donc assumer les conséquences de sa stratégie infantile. Le porte-parole de l’AKP a déclaré : « En tant que coalition gouvernementale, on est sur le terrain. » Le ministre de l’Industrie et des Technologies, Mustafa Varank, s’est félicité d’avoir envoyé des couvertures produites en Turquie en soulignant : « La Turquie est un pays producteur ! » Oui, votre régime produit, il produit des désastres. Même devant la gravité de la situation, leur seule préoccupation est de se lancer des fleurs et de jeter des pierres aux sinistrés qui réclament de l’aide. J’invite les lecteurs à regarder cette vidéo où, à Adiyaman, un ministre et un préfet fuient une foule en colère qui dénonce les mensonges disséminés par les responsables du régime déclarant que tous les citoyens sinistrés ont reçu de l’aide. Cette vidéo annonce le scénario qui risque très fortement de se jouer dans quelques mois. Le peuple aura le dernier mot aux prochaines élections.
Oui, c’est atroce, ce que nous traversons. En revanche, je reste convaincu que ces trois émotions qui m’envahissent seront remplacées par le sentiment d’espoir. Le dynamisme des volontaires et des civils sur les réseaux est la preuve qu’une jeune, bouillonnante et forte génération turque arrive. On arrive. Rien ne va nous arrêter, car la vérité est de notre côté.
[1] Somme récoltée par l’état turc entre 1999 et 2022
0 comments on “Cri de cœur d’un jeune : entre déchirement, impuissance et colère”