Par Amédée Hirt
Une brève histoire de la fête nationale suisse
La fête nationale suisse, fixée au 1er août, est une création relativement récente. La Confédération suisse existe formellement depuis le 12 septembre 1848. Cette date marque l’entrée en vigueur de la première constitution suisse, acceptée à la fin de la guerre du Sonderbund, une guerre intercantonale. On aurait pu penser que cette date, avérée et symbolique, pourrait servir de jour de fête nationale. Pourtant, c’est le 1er août qui est choisi, et cela, bien après 1848.[1]
Des mythes fondateurs en compétition
Le 1er août est choisi en 1891, sur la base d’un pacte d’alliance signé entre des représentants des communautés des actuels cantons d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald début août 1291. Le pacte est signé à la suite de la mort de l’empereur Rodolphe 1er de Habsbourg en juillet 1291, mort qui entraîne une période d’incertitude. Ce traité, qu’on appelle aujourd’hui Pacte fédéral, scelle donc une alliance défensive, comme on en retrouve dans une multitude de pactes similaires de l’époque. Le choix de ce pacte comme acte fondateur de la Suisse est le produit d’un long débat historiographique et politique.
Dès le XVème siècle, l’histoire des origines de la Suisse se cristallise autour de trois mythes. Le premier est le serment du Grütli (une prairie au bord du lac des Quatres-Cantons), un serment secret fait selon la légende entre trois représentants d’Uri, Schwytz et Unterwald, une nuit de décembre 1307, et portant la promesse de libérer les 3 vallées du joug des Habsbourg. Le deuxième mythe est celui de la légende de Guillaume Tell, un paysan uranais qui se serait révolté contre le bailli Gessler, représentant de l’empereur. Et le troisième concerne la destruction de châteaux, symboles de l’Empire, dans les premiers jours de l’an 1308, par les insurgés confédérés. Ces mythes sont renforcés au XVIIIème siècle avec des travaux d’historiens de l’époque, qui participent au renforcement de l’idée d’une Suisse résistante face à l’occupant impérial. Ce récit fondateur est non seulement défendu par des intellectuels, mais également bien diffusé dans la population et les légendes locales. Le mythe de Guillaume Tell est particulièrement popularisé à travers les arts et les œuvres de Schiller et l’opéra de Rossini.[2]
Cependant, au XIXème siècle, ce récit fondateur commence à être critiqué et remis en question. Tout d’abord, en 1760, le Pacte de 1291 est retrouvé dans les archives, publié et traduit pour la première fois. Il faut toutefois attendre le siècle suivant pour que le Pacte soit plus largement connu. Dès la première moitié du XIXème siècle, plusieurs intellectuels commencent à le reconnaître comme acte fondateur de la Suisse. Ce discours reste cependant marginal. C’est surtout à partir des années 1870, qu’une nouvelle école d’historiens libéraux met en avant ce pacte comme véritable acte fondateur de la Suisse, déconstruisant les mythes fondateurs.[3]
Une version en adéquation avec le projet politique du XIXème
La version du Pacte de 1291 trouve grâce aux yeux des élites intellectuelles suisses car il est en adéquation avec l’idée de la Suisse qu’on veut défendre à cette époque. Les dirigeants suisses de la 2ème moitié du XIXème siècle ont, dans leurs priorités, la volonté d’augmenter le lien entre les Suisses. En effet, le pays s’est construit dans la division, et les divergences sont encore nombreuses dans une Suisse nouvellement créée après la guerre civile.[4] Dans cette Suisse-là, les commémorations historiques sont multiples, mais elles sont cantonales ou régionales, souvent liées à des batailles, parfois entre Suisses. La seule célébration commune à tout le pays est celle du Jeûne fédéral, en septembre de chaque année, qui est encore source de divisions entre Catholiques et Protestants. L’intérêt du Pacte de 1291, c’est qu’il vient se placer en contradiction de mythes fondateurs belliqueux et révolutionnaire, comme la version populaire du serment de 1307. De plus, il s’inscrit complètement dans l’idée défendue par l’élite libérale suisse, d’une Willensnation, une nation construite sur la base d’une volonté d’un projet politique commun. Le caractère irréfutable et authentique du Pacte de lui-même renforce la vision moderne d’un État de droit, face à une version romantique d’un État fondé dans la guerre et l’adversité. Choisir le Pacte de 1291 comme acte fondateur de la Suisse s’inscrit dans une vision téléologique d’une Histoire aboutissant naturellement à l’État fédéral de 1848, basé sur le droit, la volonté d’une alliance entre les Suisses, et attestant de l’esprit de solidarité immémorial des Suisses.[5]
Cette version de la fondation de la Suisse se transpose rapidement dans les institutions politiques. En 1889, le Conseil fédéral propose au Parlement de préparer une grande célébration pour les 600 ans du pays à fêter le 1er août 1891 en commémoration du Pacte de 1291. L’idée est rapidement acceptée par le Parlement, et suscite l’enthousiasme du Canton de Schwytz, lieu présumé de la signature du Pacte, qui se précipite pour offrir son concours à l’organisation de l’événement. Ce choix est toutefois critiqué par ceux qui voient en l’abandon de la version du serment du Grütli une trahison de mythes qui reflètent véritablement l’âme du pays. On critique alors les historiens, en tant que corps professionnel, et leur fétichisme du papier. Le Canton d’Uri est également déçu, voyant son héros local Guillaume Tell mis de côté. Cependant, un syncrétisme entre les versions 1307 et 1291 des origines de la Suisse s’opère rapidement. Leur proximité temporelle et géographique entraîne un mélange des deux dans l’image populaire. Ainsi, même lors des célébrations de 1891, les mythes sont présentés dans les grandes mises en scène artistiques.[6]
Les autorités de la Confédération poussent encore pour ancrer historiquement et scientifiquement l’origine de la Confédération dans le Pacte de 1291. Deux ouvrages sont commandés en 1890 à deux historiens réputés, Carl Hilty et Wilhelm Oechsli, chargés d’établir scientifiquement et critiquement les origines de la Confédération. Le choix de cette version par les autorités s’explique par son adéquation complète avec le projet politique national de l’époque. En plus des raisons citées plus haut, ce choix permet au Conseil fédéral de remplir son objectif de former une conscience politique suisse sur une base historique dans la droite ligne de la tendance « unificatrice » des dirigeants de l’époque.[7]
Une célébration unique devenue tradition
Les célébrations de 1891 n’avaient pas pour vocation de se répéter annuellement. Certaines communautés ont toutefois continué de fêter le 1er août en 1892. Les Suisses de l’étranger, notamment dans les colonies suisses sud-américaines, ont plaidé en faveur d’une célébration annuelle, pour pouvoir imiter les autres nations dans les relations diplomatiques. L’exemple de la France semble avoir joué un rôle important. En 1899, sous l’influence conjointe des Suisses de l’étranger et du Canton de Berne, la Confédération institue le 1er août en célébration annuelle. Cependant, la seule obligation nationale est une sonnerie de cloches dans chaque village. La fête est donc sobre et digne, car les cantons veulent éviter que cela ne se transforme en occasion de festoyer.
Progressivement, à travers le temps, chaque canton va ajouter certains rituels à l’occasion de cette fête, dont certains perdurent encore aujourd’hui. Parmi ces rituels, nous pouvons citer les traditionnels discours lors des célébrations locales, et aussi celui du Président de la Confédération radiodiffusé puis télédiffusé, ainsi que les grands feux allumés dans la nuit. Le 1er août est ainsi une tradition inventée, comme conçue par l’historien Eric Hobsbawm en 1983.[8]
La ferveur populaire reste toutefois faible, au profit d’autres commémorations locales, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Avec le concept de « Défense spirituelle » de la nation, le 1er août est un moment fort pendant les années de la guerre. Dans ce contexte, le syncrétisme des origines historiques de la Confédération se renforce et 1307 et 1291 fusionnent dans l’imaginaire populaire.
Depuis, la célébration du 1er août ne rencontre pas un succès populaire immense auprès de la population suisse, souvent en vacances à cette date, et est davantage mise en avant dans les lieux touristiques. Les célébrations du 700ème en 1991 sont d’ailleurs la source de nouveaux débats historiques sur le bien-fondé de cette fête. À la suite de cette célébration, une initiative a institué le 1er août en jour férié, en 1993, alors que depuis les années 1970, un certain nombre d’historiens militent en faveur de la reconnaissance de 1798 (institution de la République helvétique, sous Napoléon) ou 1848 comme dates de fondation de la Suisse.[9]
Le 1er août aujourd’hui
Dans la pratique, aujourd’hui, chaque commune organise des festivités d’ampleur variable, le soir du 31 juillet ou la journée du 1er août. Traditionnellement, les solennités sont animées par des prestations musicales, de cors des alpes, de fanfares, de chœurs ou d’autres groupes musicaux. La partie officielle comprend généralement un discours des autorités, une allocution d’une personne invitée, et l’interprétation de l’hymne national. Suivant les conditions, un feu d’artifice est tiré et un grand feu de bois est allumé, donnant, lorsque l’on regarde les montagnes, un spectacle bucolique d’une multitude de points lumineux dans la nuit. La journée du 1er août, de nombreux Suisses se rencontrent dans des fermes pour manger des produits du terroir lors d’un brunch à la ferme. Les membres du Conseil fédéral se répartissent dans toute la Suisse, invités d’honneur de festivités locales, en enchaînant parfois plusieurs. Ils y sont amenés à prononcer des discours où ils défendent leurs idées sur le pays. Le président, ou la présidente, de la Confédération prépare un discours transmis à l’ensemble de la population à la télévision.
Dans les grandes villes et les lieux touristiques, notamment la plaine du Grütli où aurait été prononcé le serment de 1307, les festivités attirent également de nombreux touristes.
Un discours vécu de l’intérieur
Cette année, j’ai eu l’honneur d’être invité par ma commune à prononcer le discours lors des festivités locales. Cela a été une expérience magnifique qui m’a fait m’interroger sur mon pays et son identité, sur notre organisation politique, sur ce qui nous unit, ou non, et sur notre relation avec le reste du monde.
Je vous partage avec grand plaisir le texte que j’ai écrit et prononcé aux citoyens de ma commune. Ne soyez pas surpris si vous ne comprenez pas tout, des expressions locales, voire très locales sont utilisées. Vous pouvez écouter le discours sur cette vidéo et lire le texte dans le document téléchargeable ci-dessous.
[1] François Walter, Histoire de la Suisse: La création de la Suisse moderne (1830-1930), 3ème éd., vol. 4, 5 vol., Collection Focus (Neuchâtel: Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2013).
[2] Oliver Zimmer, « Competing Memories of the Nation: Liberal Historians and the Reconstruction of the Swiss Past 1870-1900 », Past & Present, n o 168 (2000): 201‑4; Catherine Santschi, La mémoire des Suisses: histoire des fêtes nationales du XIIIe au XXe siècle (Genève: Association de l’Encyclopédie de Genève, 1991), 36‑40; Denis de Rougemont, La Suisse, ou, L’histoire d’un peuple heureux (L’AGE D’HOMME, 1989).
[3] Zimmer, « Competing Memories of the Nation », 209‑17; Santschi, La mémoire des Suisses, 46‑60; Georg Kreis, Der Mythos von 1291: zur Entstehung des schweizerischen Nationalfeiertags (Basel: Reinhardt, 1991), 34‑73.
[4] Irène Herrmann, Les cicatrices du passé : essai sur la gestion des conflits en Suisse (1798-1918) (Bern: P. Lang, 2006).
[5] Zimmer, « Competing Memories of the Nation », 209‑22; Santschi, La mémoire des Suisses, 46‑60; Kreis, Der Mythos von 1291, 34‑73.
[6] Santschi, La mémoire des Suisses, 64‑65; Zimmer, « Competing Memories of the Nation », 217‑22; Kreis, Der Mythos von 1291; Georg Kreis, « Fête nationale », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), trad. par Pierre-G. Martin, 16 mars 2011, https://hls-dhs-dss.ch/articles/017438/2011-03-16/.
[7] Santschi, La mémoire des Suisses, 65‑67; Zimmer, « Competing Memories of the Nation », 217‑22; Kreis, « Fête nationale ».
[8] Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, vol. 15, Canto Classics (New York: Cambridge University Press, 2012), https://doi.org/10.1017/CBO9781107295636.
[9] Regina Bendix, « National Sentiment in the Enactment and Discourse of Swiss Political Ritual », American Ethnologist 19, n o 4 (1992): 768‑90; Santschi, La mémoire des Suisses, 83‑102; Kreis, « Fête nationale »
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