Par Dario De Quarti
Alors que le semestre de printemps 2022 démarre, la crise Covid semble derrière nous. L’actualité récente marquée par la guerre en Ukraine nous fait presque oublier que la crise pandémique a existé. Ce n’est qu’au moment de prendre les transports en communs qu’on a un rappel quotidien que la crise n’est toujours pas terminée. Cependant, vous avez sans doute récemment remarqué l’apparition d’une option de repas à 6 CHF à l’IHEID, dont nous remercions la Direction et tous ceux qui ont rendu cela possible. Cependant, cette victoire a été aussi possible grâce à la bataille initiale de nos voisins à l’Université de Genève (UNIGE). De fait, une option similaire à celle de l’IHEID existe à l’UNIGE depuis décembre dernier, quand les étudiants ont obtenu des repas à 5 CHF.
Dans cet article, nous revenons sur les artisans de cette révolution ayant marqué le semestre estudiantin à Genève.
Comme vous l’imaginez, la pandémie n’a pas eu que des effets statistiques tels que les taux “R”, le pourcentage de vaccinés, le nombre de cas, d’hospitalisés, de personnes en soins intensifs, de morts. Au contraire, elle a également eu des effets sociologiques plus profonds. Alors que les étudiants n’ont jamais été considérés comme les grandes victimes de la pandémie, ils se sont toutefois retrouvés frappés de façon sans précédent par l’isolement et la précarité. C’est dans ce contexte qu’au semestre dernier, un groupe de travail de la CUAE (Conférence Universitaire des Associations d’Etudiant.e.x.s) – syndicat étudiant et association faîtière de l’Université de Genève (UNIGE) – avait demandé au Rectorat d’instaurer des repas à 3 CHF. Cette mesure – comparable à celle des repas étudiants à 1€ dans d’autres pays, tel que la France par exemple – se devait être un moyen de faire face à l’isolement pendant la crise sanitaire, au-delà de l’aspect de lutte contre la précarité.
En 2020 et en début d’année 2021, les repas à 3 CHF ont temporairement existé pour faire face à la crise covid. C’est en voyant les longues files dans le hall d’Uni Mail et le succès retentissant de cette initiative, qu’à l’été 2021, une motion a été déposée au Grand Conseil Genevois par le Parti Socialiste pour inviter le Conseil d’Etat à financer des repas à bas coût. Malgré de multiples propositions, la responsable du Département d’Instruction Publique (DIP) de Genève a finalement décidé de refuser la mise en place d’une telle initiative la jugeant trop coûteuse. Ce qui peut surprendre étant elle-même membre du Parti Socialiste.
Néanmoins, face à ce refus, les étudiants de la CUAE ont décidé d’entamer l’opération “Occupation sans Faim” (à noter, le jeu de mot entre Faim et Fin). Voici en quoi cela consiste : le budget de l’Université est de 570 millions de CHF et celui alloué aux hautes écoles atteint plus de 600 millions de CHF. Le coût d’une mesure comme l’instauration du repas à 3 CHF est estimé à 1.6 millions de CHF. Si l’on pense à la différence qu’une telle mesure ferait dans la lutte contre la précarité étudiante, on comprend vite que l’argument de son infaisabilité financière précédemment cité ne tient pas.
Nous sommes revenus sur cette mesure avec Andreu Gesti Franquesa, secrétaire permanent de la CUAE :“Depuis début septembre, nous n’avons pas arrêté de thématiser la question des repas, également via notre journal éphémère “les 3 CHF critiques”. […] Cela nous a blessé que la précarité étudiante ne soit pas prise au sérieux. Il y avait des queues dans tout le hall d’Uni Mail [lors de la mise en place des repas à 3 CHF pendant la pandémie], du jamais vu. […] Ce dossier ne parle pas uniquement de l’accessibilité de la nourriture, mais des espaces en général. Uni Mail n’est pas très accueillant. Il fallait se réapproprier les espaces de l’Université, avec des bouffes populaires dans le hall d’Uni Mail, des canapés dans certains endroits. Ce coup-ci, nous nous sommes centrés sur les repas à 3 CHF, mais même pendant ces six semaines nos revendications ne se limitaient pas à cela.”
Finalement, la possibilité permanente d’un repas à 5 CHF – et non pas 3 CHF comme initialement demandé – a été le fruit de longues négociations. D’abord, “ Nous avons mis la pression ‘par extension’ au Rectorat, qui lui-même a mis la pression au Conseil d’Etat. Du coup, à la fin de la deuxième semaine, nous avons invité le Rectorat à la cafétéria pour discuter. On nous a clairement fait comprendre qu’il fallait qu’on parte.”
Puis, toujours dans le cadre de ces négociations, les étudiants ont eu l’idée de coller des centaines d’assiettes au sol afin de représenter symboliquement le chiffre “3”, prix souhaité des repas revendiqués.
A l’Institut nous n’avons pas un organisme équivalent à la CUAE, car GISA n’est qu’une association étudiante, et le IHEID Union semblerait vouloir recouvrir la fonction d’un syndicat, mais il vient juste de naître (et n’a donc pas de budget ou de salariés par exemple, à ce jour). Nous avons donc cherché à en savoir plus sur le fonctionnement de la CUAE : “à la CUAE, ce qui nous anime, c’est que nous partons du principe que nous défendons les intérêts des étudiants. […] Il y a des canaux très institutionnels pour améliorer dans l’immédiat des situations personnelles, et il y a aussi le volet de la défense collective. Dans ce volet, on identifie les dossiers majeurs en fonction du moment et on décide de se mobiliser. La CUAE, c’est la faîtière : nous avons le double rôle de coordonner les associations, par exemple, l’AESPRI ou l’AEL, mais aussi Amnesty International ou d’autres associations étudiantes, mais nous sommes aussi le syndicat étudiant. Nous n’avons aucun souci d’aller à l’encontre du Rectorat, parce que ça veut dire qu’on fait bien notre travail. La CUAE a un poids assez conséquent aujourd’hui dans l’université. Il y a dix ans, nous n’avions aucun poids. Maintenant, ce n’est pas pareil. Nous avons fait énormément de travail avec l’Institution, beaucoup de réunions communes, de projets ensemble. Mais quand nous trouvons que le Rectorat est dans le tort, nous nous mobilisons, parfois très frontalement. Nous n’avons jamais eu de cas de personnes ayant eu des soucis disciplinaires ou autres dans le cadre des mobilisations parce que nous faisons en sorte que ça reste ouvert. Nous ne sommes pas des black blocs, ça ne ferait aucun sens pour nous. Nous agissons en tant que CUAE, pas en tant qu’étudiants.”
Nous leur avons demandé si obtenir la confiance du Rectorat a été simple : “ c’est un très long travail. La CUAE a des années de présence et de travail avec les associations et en politique universitaire. La situation actuelle de confiance vient des 4 dernières années où la CUAE a commencé à être beaucoup plus efficace avec nos permanences syndicales pour être plus connus auprès des étudiants, et apporter une réelle aide. Et justement, nous avons aussi commencé à avoir également des meilleures relations avec le Rectorat, mais sans perdre notre relation de critique. […] La CUAE a 50 ans. Elle a un bagage construit pendant de longues années, beaucoup de savoir-faire qui est transmis, rien que d’avoir des personnes là pendant deux ans avec des mandats décalés à 40% [les secrétaires permanents], cela fait que la transmission des connaissances est assurée. Une autre question très matérielle, c’est qu’on a des locaux, des subventions découlant d’une partie des taxes étudiantes (et non pas du Rectorat directement); toute une série de ressources humaines et matérielles qui permettent d’avoir un continuum. La CUAE ne sort pas de nulle part, et on sent le poids de l’Histoire d’avoir une association qui sort depuis plus de 50 ans. Les acquis de la CUAE maintenant sont dus à des étudiants qui ont lutté pour nous il y a 15 ans.”
Lors du mouvement Stop Silencing Students à l’IHEID, différents membres de la CUAE sont venus assister au sit-in en signe de solidarité. Cependant, comme nous l’avons d’ores et déjà écrit, la CUAE ne retrouve pas, pour l’instant, son homologue à l’Institut. Le point majeur cependant semble être la confiance qui découle d’une relation de longue date entre le Rectorat et la CUAE. Cette confiance se base sur le fait qu’un étudiant à l’UNIGE passe en moyenne 5 années dans l’établissement. Cela permet d’avoir une mémoire historique déjà plus que doublée par rapport à un étudiant ne passant que 2 ans à l’IHEID. De plus, les secrétaires permanents de la CUAE sont élus pour deux ans et ne sont éligibles que s’ils ont déjà été impliqués dans la CUAE antérieurement. Cela permet d’assurer que les secrétaires sont déjà au courant des relations avec le Rectorat et de continuer à avancer sur les dossiers majeurs de façon continue. L’IHEID ne sera jamais l’UNIGE, mais peut-être que certains éléments peuvent nous inspirer dans nos fonctionnements actuels et dans nos actions à venir.
Photo by CUAE
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