By Aurèle Cotton
22 novembre 1989, quelques semaines après la chute du Mur. Les Suisses sont abasourdis. Ils viennent d’apprendre que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et durant l’intégralité de la Guerre froide, 900’000 d’entre eux ont fait l’objet d’une surveillance irrégulière de la part de la police et possèdent une fiche à leur nom, à disposition des autorités, dans une salle obscure du Ministère public de la Confédération. C’est le début de l’un des plus gros scandales de l’histoire suisse contemporaine, qui va profondément ébranler la confiance de la population envers ses dirigeants : l’affaire des fiches.
La blessure est profonde. Environ 15% des Suisses prennent conscience que leurs faits et gestes ont été surveillés à leur insu pendant des décennies et souvent pour des raisons totalement injustifiées. 300’000 personnes demandent aux autorités de leur transmettre leurs fiches et la plupart d’entre elles sont sidérées de l’ampleur de la surveillance policière. Avoir voyagé en Europe de l’Est, participé à des manifestations anti-nucléaires ou féministes, être un objecteur de conscience ou un militant de gauche était suffisant pour être « fiché ». Pire : les informations contenues dans ces fiches touchent parfois au ridicule, du style « s’habille correctement la semaine mais est débraillé le week-end ».
Au-delà de la violation flagrante du droit à la sphère privée que l’affaire représente, c’est aussi la réalisation que la police s’est appuyée sur des informateurs qui en choque plus d’un. Pour de nombreux Suisses, imaginer avoir été « dénoncé » par une connaissance ou un voisin est tout simplement insupportable. La rancœur gronde. Le 3 mars 1990, 30’000 citoyens manifestent contre « l’Etat fouineur » sur la Place Fédérale à Berne.
Près de 30 ans après les faits, l’affaire des fiches perdure dans les esprits comme une tache indélébile souillant l’Etat de droit et la démocratie helvétique. Malgré l’adoption de nouvelles bases légales en matière de surveillance et de la loi sur le renseignement, la plaie n’est toujours pas entièrement cicatrisée. La police fédérale (Fedpol), dont les prérogatives sont au cœur de la loi MPT soumise au vote le 13 juin, semble condamnée à en garder les stigmates.
Des mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) controversées
L’analogie avec l’affaire des fiches, qui s’inscrit profondément dans une mentalité de Guerre froide, est à prendre avec des pincettes. La loi MPT est avant tout une loi anti-terroriste, qui permettrait à la police, selon les autorités, « d’agir à titre préventif lorsque des indices concrets et actuels laissent penser qu’une personne représente une menace terroriste ». Les nouvelles mesures à disposition de Fedpol incluraient, entre autres, l’obligation de participer à des entretiens, l’interdiction de quitter le territoire ou d’entrer en contact avec d’autres personnes, et, en dernier recours, l’assignation à résidence. À noter que l’intégralité des mesures peut faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral et que l’assignation à résidence doit toujours être approuvée par le tribunal des mesures des contraintes du canton de Berne.
De nombreuses critiques ont déjà été émises à l’encontre de la loi, en Suisse comme à l’étranger. Chose peu courante, plusieurs avocats et juristes sont montés au créneau pour dénoncer un texte qui « ouvre la porte à l’arbitraire », « introduit une présomption de dangerosité », « manque de contrôle judiciaire » et est potentiellement incompatible avec les obligations internationales de la Suisse en matière de droits de l’homme (CEDH) et de protection des mineurs (Convention relative aux droits de l’enfant). La loi a également fait l’objet de vives critiques de 5 Rapporteurs spéciaux des Nations unies et de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
Les arguments avancés pendant la campagne, de part et d’autre, ont logiquement majoritairement été d’ordre légal ou technique. On a notamment beaucoup débattu de l’adéquation du cadre légal actuel, du champ d’application du droit pénal et du risque d’un possible glissement vers le droit administratif, qui ne garantit pas les mêmes droits procéduraux au prévenu. Les discussions ont parfois été difficiles à suivre pour les non-juristes. Même si le diable se cache souvent dans les détails, il semble toutefois que le débat aurait beaucoup à gagner à être ramené sur les terrains des principes. Cela implique un degré d’abstraction différent et, pour emprunter à un professeur de l’Institut une de ses formules favorites, de « simplifier pour clarifier ».
Pouvoir discrétionnaire et démocratie
En substance, la loi MPT ne suggère ni plus ni moins qu’une extension du pouvoir discrétionnaire de la police fédérale – et c’est en cela qu’elle rappelle l’affaire des fiches. Mais est-ce réellement un problème ? Dans une démocratie le peuple est souverain, mais il accepte de déléguer une partie de son autorité via l’exercice sacré du vote à ses représentants qui légifèrent en son nom. En Suisse, pays fédéral, les cantons acceptent eux aussi, volontairement, de renoncer à certaines de leurs compétences au profit de la Confédération. En démocratie, donc, la délégation du pouvoir est la norme, même si le peuple – et les cantons – en reste la source.
Lorsqu’il quitte le peuple, le pouvoir doit, par contre, toujours être strictement encadré et diffusé. C’est là qu’intervient notamment la séparation des pouvoirs. Principe sacré en démocratie, il égalise la répartition des compétences et en évite la monopolisation. Car c’est l’excès de pouvoir – et non son existence hors du peuple en tant que telle – qui est mortel, surtout lorsque les conditions de son exercice sont floues.
Tout pouvoir discrétionnaire est donc hautement problématique en démocratie, particulièrement quand il peut être exercé afin de restreindre les droits fondamentaux. Lorsqu’il est manié par des mains confirmées, comme celle des magistrats, il peut, toutefois, se révéler essentiel à l’exercice de la justice, car il confère au juge une marge de manœuvre nécessaire pour lui permettre d’interpréter la loi et de trancher au cas par cas. La police, elle, n’est pas un organe judiciaire. C’est un organe purement administratif, dont les prérogatives doivent être strictement délimitées et soumises à un contrôle afin qu’elles ne portent pas atteinte aux libertés fondamentales.
Une question de principe, pas de confiance
Il ne s’agit pas d’un manque de confiance envers les forces de l’ordre. En Suisse, la formation policière de base est soutenue (2 ans) et relativement complète. Elle prépare les aspirants à faire face à une variété de situations qui requièrent de l’adaptabilité, du sang-froid et du bon sens. Une policière ne devrait toutefois en aucun cas avoir entre ses mains un pouvoir discrétionnaire analogue à celui exercé par un magistrat. C’est pourtant ce que la loi MPT suggère, en permettant notamment à la police d’être à la fois juge et exécutrice de ses propres décisions. En d’autres termes, il s’agirait d’une atteinte grave à la séparation des pouvoirs. De plus, la plasticité de la définition du terrorisme contenue dans le texte – qui ne fait aucune mention de la notion de violence, que cela soit son incitation ou son exercice – n’offre en aucun cas les garde-fous nécessaires à toute éventuelle extension des prérogatives policières.
Il y a 30 ans, l’affaire des fiches rappelait à la Suisse que l’existence du pouvoir discrétionnaire, lorsqu’il n’est pas strictement encadré et que son dépositaire abandonne son sens commun, peut donner lieu à des abus d’une ampleur inouïe. Il serait bon de garder cela en tête le 13 juin prochain.
Ressources supplémentaires
Pour celles et ceux qui souhaitent davantage de détails sur d’autres aspects de loi, veuillez trouver ici une liste très complète de ressources compilées par GISA à l’occasion du vote d’il y a quelques jours.
Aurèle Cotton est étudiant en première année en Affaires Internationales. De nationalité suisse, il commente occasionnellement la politique fédérale.
Photo “Work Files” by Zach K licensed under CC BY-NC 2.0
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