Par Manon Déglise & Elisa de la Lama Eggerstedt
Publié par the Graduate Press en anglais, le 24 février 2021
Aujourd’hui en Suisse, la victime de viol n’a qu’un seul visage : celui d’une femme couverte de bleus. C’est du moins ce que le cadre légal laisse à penser. Concrètement, selon l’art. 190 du Code Pénal (ci-après : CP), le viol se limite à une pénétration vaginale forcée par un homme utilisant un moyen de coercition (violence ou menace). Tout autre violence sexuelle se verra catégorisée sous l’art. 189 CP, s’intitulant « contrainte sexuelle » ou sous l’art. 198 CP (harcèlement sexuel). Ainsi, l’absence de consentement n’est pas un critère suffisant en Suisse pour qu’un rapport sexuel non désiré soit considéré comme un viol. En effet, une personne de sexe féminin non-consentante mais dont la contrainte n’est pas prouvée, une personne de sexe masculin, ainsi qu’une victime d’autres formes de pénétrations sexuelles forcées, ne sont pas considérées comme victimes de viol.
En des termes numériques, selon l’Office fédéral de la Statistique suisse, il y aurait eu 679 victimes de viol en 2019. Les victimes de contrainte sexuelle s’élèvent, elles, à 626. C’est-à-dire qu’en 2019, 1305 personnes ont subi de telles violences sexuelles et les ont rapportées à la police. Dans ces mêmes statistiques, ces 1305 personnes ont été catégorisées en deux groupes selon la gravité jugée de leur agression. Alors que les 679 premières personnes se voient classées sous la catégorie « violence grave », les 626 autres ne doivent se contenter que du terme « violence d’intensité moyenne »1. Un homme ayant été « violé », par exemple, devra ainsi accepter que son agression ne soit considérée que comme « moyennement violente ». Bien que la jurisprudence ait établi que tous types de pénétration aient une peine similaire à celle d’un viol2, il est évident que cette distinction importe en termes de reconnaissance des victimes et de leur traumatisme.
La définition du viol en Suisse pose donc problème. C’est d’autant plus le cas qu’elle transgresse les engagements internationaux de la Suisse, cette dernière ayant ratifié la Convention d’Istanbul (entrée en vigueur en avril 2018). Rappelons que cette Convention a pour but de lutter contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’article 36 de la Convention est claire : les Parties prennent les mesures législatives pour ériger le viol en infraction pénale, comme un acte sexuel non consenti. La définition du viol est donc exclusivement basée sur le manque de consentement éclairé, et n’inclut pas l’usage ou la menace de la force3. Pourtant, la notion de consentement est largement absente des textes légaux suisses en vigueur.
Dans le contexte du mouvement mondial #MeToo, et alors que l’ampleur et la gravité des agressions sexuelles s’invitent dans le débat public, la société civile suisse se mobilise. D’habitude peu encline à manifester, la Suisse se vêtit de violet et défile dans les rues le 14 juin 2019. La Grève des Femmes* est sans précédent. Ce sont plus de 500’000 Suisses et Suissesses qui revendiquent des changements : l’égalité salariale, la nécessité de la reconnaissance du travail domestique, le respect de la Convention d’Istanbul et la lutte contre les violences sexuelles, entre autres.
Ce combat, il y a longtemps qu’Amnesty International Suisse le mène. Cyrielle Huguenot – coordinatrice Droits des femmes à Amnesty International Suisse – nous le raconte. Il a commencé en 2004 avec la campagne stop violence against women, se focalisant principalement sur les violences domestiques, suivie en 2014 et 2015 de la campagne my body, my rights. En 2019, Amnesty lance une campagne spécifique aux violences sexuelles en Suisse. Gfs.bern, un institut de sondage suisse mandaté par Amnesty, publie alors une enquête révélant l’ampleur des violences sexuelles en Suisse. Les résultats provoquent une onde de choc : 22% de femmes ont souffert d’actes sexuels non consentis depuis l’âge de 16 ans, soit une femme sur cinq. 12% se sont vues imposer des rapports sexuels contre leur volonté. 7% ont subi un rapport sexuel imposé par la violence. Il s’avère pourtant que seules 50% des femmes brisent le silence autour des actes non consentis qu’elles ont subis et 8% des femmes portent plainte à la police4. Les raisons sont variées, mais parmi elles, le sentiment de n’obtenir aucune chance devant la justice est l’une des plus mentionnées. La définition pénale a là certainement une culpabilité particulière.
Alors que la classe politique se serait déjà montrée favorable à reconnaître les hommes comme potentielles victimes de viol aux yeux de la loi, placer le manque de consentement comme l’élément central du viol par contre, semble loin d’être acquis. Il faut dire que la Suisse, de par son système politique, a peu de propension au changement. Le pan conservateur a bien du mal à céder aux revendications de son époque. Amnesty International Suisse a alors entrepris une campagne nationale, centrée sur le consentement afin de faire évoluer les mentalités, mais également réviser le droit pénal sexuel. Pendant l’été 2019, les panneaux publicitaires de toutes les villes de Suisse arboraient ainsi le slogan « d’abord oui, ensuite oh ouiii », soutenu d’images, rendant le message assez explicite : un rapport sexuel doit être mutuellement et clairement consenti. La campagne a eu un large écho et les médias ont amplifié le message. Les efforts d’Amnesty International Suisse et du reste de la société civile se font ressentir : la notion de consentement a pris sa place dans le débat publique et l’agenda politique.
Aujourd’hui, la tendance conservatrice de la Suisse s’est encore révélée. Lundi 1er février, le projet de révision du droit pénal sexuel mis en consultation par la commission juridique du Conseil des États a été publié. Selon ce projet, la définition du viol reste basée sur la contrainte, et non l’absence de consentement. Il créé alors un nouveau délit, « l’atteinte sexuelle », qui serait basé sur le consentement sous l’art. 187 CP. Celui-ci prévoit une peine de liberté de trois ans maximum. L’art. 190 CP. définissant le viol continuerait de prévoir une peine maximale de dix ans. Autrement dit, une pénétration non-consentie pourrait amener à une peine maximale de trois ans, alors que le même acte avec usage de violence ou menaces pourrait être sanctionné de sept ans de plus.
La Commission explique avoir choisi de ne pas inclure le consentement comme étant un élément constitutif objectif de l’infraction de viol car il deviendrait plus compliqué pour la justice d’établir les preuves et pourrait conduire à une violation de la présomption d’innocence5. A cet argument, Amnesty répond que la présomption d’innocence n’est aucunement remise en cause et qu’il reviendra toujours au ministère public de prouver la culpabilité de l’accusé.e. De plus, la Commission juge qu’il serait prématuré de définir le viol uniquement sur le manque de consentement, car les pays qui ont franchi le pas de cette définition n’auraient pas assez de recul6. Pourtant, douze pays européens définissent à présent le viol sur la base de l’absence de consentement et certains depuis déjà plus de 30 ans, preuve que les procédures juridiques ne sont pas insurmontables7. Sans être nullement pionnière, la Suisse aurait l’occasion de suivre un mouvement progressiste.
La société civile critique ce projet mis en consultation, qu’elle juge décevant. Force est de constater que la proposition actuelle reste ancrée dans la culture du viol. Elle ne prend notamment pas en compte les réactions qu’une victime peut avoir lors d’une agression comme la sidération, l’état de choc ou la paralysie. Comment expliquer à une victime que – parce qu’elle ne s’est pas défendue physiquement – l’agression subie n’est pas reconnue comme un viol et punie beaucoup moins sévèrement ? De plus, comme le souligne Cyrielle Huguenot, la grande majorité des agressions se font sans violence physique, dans la sphère privée, par des personnes connues de la victime.
Ce combat s’inscrit dans un contexte plus large en matière d’égalité des genres en Suisse. Combat qui n’a jamais été simple sur le territoire helvétique. Rappelons que le droit de vote n’a été accordé aux femmes au niveau fédéral qu’en 1971 ; le viol conjugal n’a été reconnu qu’en 1992 ; la loi fédérale sur l’égalité votée qu’en 1995 ; l’égalité des salaires n’est pas encore atteinte dans les faits ; de nombreux témoignages de harcèlements sexuels émergent tous les jours ; la Suisse reste encore tristement silencieuse face aux féminicides et aux incestes. Aujourd’hui, les débats publiques et politiques sur les violences sexuelles et sexistes donnent à la Suisse l’opportunité de faire mieux : celle de rendre justice aux victimes, de respecter ses engagements internationaux, mais surtout de faire un premier pas pour s’extraire de la culture du viol.
Notes:
1 Office fédéral de la statistique. Violence. Infractions de violence – Définition. En ligne sur https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/police/violence.html
2 ATF 132 IV 120 consid. 2.5
3 Conseil de l’Europe. Détails du traité n°210 : Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. En ligne sur https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/210
4 Gfs.bern. (2019). Le harcèlement sexuel et les violences sexuelles faites aux femmes sont répandus en Suisse. Etude mandatée par Amnesty Internationale Suisse. En ligne sur https://cockpit.gfsbern.ch/fr/cockpit/violence-sexuelles-en-suisse/
5 Menichini, M. (2 février 2021). « En Suisse, la définition du viol enflamme la classe politique » RTS Info. En ligne sur https://www.rts.ch/info/suisse/11943801-en-suisse-la-definition-du-viol-enflamme-la-classe-politique.html
6 Menichini (2021)
7 Amnesty International (22 décembre 2020). Seuls douze pays Européens disposent de lois basées sur le consentement. En ligne sur https://www.amnesty.ch/fr/themes/droits-des-femmes/violence-sexuelle/docs/2020/seuls-neuf-pays-europeens-disposent-lois-basees-consentement
Photo par Atlas Agency, Shutterstock
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