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Multinationales responsables : une initiative dans l’air du temps

A quelques jours du scrutin sur les multinationales responsables, Aurèle Cotton revient sur une campagne d’une intensité rare et en profite pour replacer l’initiative dans son contexte international.

par Aurèle Cotton

Rarement une initiative n’aura engendré pareil engouement populaire. Dimanche prochain, les Suisses se prononceront enfin sur l’initiative pour des multinationales responsables, mettant fin – du moins pour un moment – à un feuilleton politique qui aura connu plus d’un rebondissement depuis octobre 2016. Après une campagne menée tambour battant, les deux camps sont au coude à coude : selon le dernier pointage de l’institut gfs.bern réalisé début novembre, l’initiative recueillerait environ 57% d’opinions favorables, en légère baisse depuis les premiers sondages de mi-octobre qui annonçaient le « oui » à 63%. A quelques jours du scrutin, la tendance est donc négative pour les initiants et le suspense reste entier. 

Si l’initiative a défrayé la chronique ces derniers temps, c’est pour plusieurs raisons : premièrement, celle-ci bénéficie d’une mobilisation quasiment sans précédent qui transcende les clivages politiques habituels. Plus de 450 politiciens et politiciennes issus de partis bourgeois ont annoncé leur soutien à l’initiative, ainsi que 300 entrepreneurs et entrepreneuses. Même les paroisses sont entrées dans la danse : selon les derniers chiffres, elles étaient 650 à défendre le texte.

Ensuite, l’initiative a connu une histoire riche en rebondissements. En juin dernier, il n’était toujours pas certain que l’objet figurerait au menu électoral de novembre. Il aura fallu aller jusqu’à une ultime conférence de conciliation entre les deux Chambres du Parlement pour que le contre-projet du Conseil des Etats soit finalement adopté et que les initiants annoncent le maintien de leur initiative. 

Enfin, et c’est sans nul doute le plus important, l’initiative a pour objet le nexus hautement émotionnel et contemporain entre économie, droits de l’homme et environnement. En effet, celle-ci veut inscrire dans la Constitution suisse des obligations en matière de respect des normes environnementales et des droits de l’homme internationalement reconnus pour les multinationales ayant leur siège dans le pays. Ces obligations, et c’est là que le bât blesse, concerneraient également les activités des filiales et de certaines catégories de fournisseurs sous contrôle économique de ces dernières à l’étranger. 

Panorama des instruments internationaux en vigueur

Beaucoup a déjà été écrit sur cette initiative et le débat public commence à avoir des odeurs de soufre. Il ne s’agit donc pas ici de répéter inutilement ce qui a été énoncé ailleurs, mais plutôt de faire un constat : l’initiative pour des multinationales responsables est dans l’air du temps. 

C’est durant les années 1970 que l’on observe l’émergence, dans un premier temps, puis la cristallisation – surtout autour de la thématique environnementale à l’époque – de certaines attentes sociétales vis-à-vis des grandes entreprises. A titre d’illustration, c’est pendant cette période que le concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) fait ses premières apparitions. La mouture initiale des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales date également de la même époque (1976). 

Si l’on voit donc déjà apparaître quelques instruments relevant du droit international « souple » durant les années 1970, c’est véritablement après la fin de la Guerre froide et au tournant du millénaire que l’on constate une multiplication des normes en la matière, visant à encadrer les dynamiques d’une économie de plus en plus globalisée. Le Pacte mondial, lancé en 2000, est par exemple une des premières initiatives sous l’égide des Nations unies visant à inciter les entreprises à intégrer à leurs activités une série de principes relatifs aux droits de l’homme, à l’environnement, au droit du travail et à la lutte contre la corruption. Basé sur une démarche volontaire, le Pacte est également un des premiers instruments en la matière à promouvoir la participation active d’autres acteurs, à l’instar de la société civile et des gouvernements. 

Un véritable changement de paradigme a lieu environ 10 ans plus tard, avec l’élaboration des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme – articulés autour des fameux trois piliers du professeur John Ruggie. Ces principes, adoptés par les Etats-membres dans le cadre du Conseil des droits de l’homme, constituent depuis un réel « cadre normatif global » et exigent des gouvernements l’établissement de plans d’action nationaux en la matière. La Suisse possède bien évidemment le sien pour l’horizon 2020-23.

Récemment, cet assortiment de normes internationales a été complété par la multiplication de nouveaux instruments de type labels et autres certifications, qui permettent aux multinationales de montrer patte blanche et de certifier qu’elles respectent les standards en vigueur tout au long de leur chaîne de production.  

Faire « cavalier seul », vraiment ?

L’initiative pour des multinationales responsables s’inscrit donc dans un mouvement sociétal global issu de la dernière – ou de l’avant-dernière selon certains – phase de la mondialisation. Mieux encore, un détour par quelques pays voisins en Europe révèle que la Suisse n’est de loin pas la première à vouloir introduire des obligations supplémentaires pour les multinationales établies sur son sol. 

La France, par exemple, a déjà introduit des dispositions similaires dans sa législation avec sa « Loi sur le devoir de vigilance » datant de 2017. Celle-ci prévoit, à l’instar de l’initiative, une interprétation étendue du concept de responsabilité civile au cas où une multinationale manquerait à ses devoirs de diligence (art. 2). La Grande-Bretagne, de son côté, permet déjà à des personnes lésées par les activités de filiales britanniques à l’étranger de saisir ses tribunaux, comme le demande l’initiative suisse. L’Italie compte, quant à elle, une loi portant sur la responsabilité des entreprises depuis 2015 déjà. Enfin, la Commission européenne envisage sérieusement d’harmoniser tout cela au niveau européen avec une Directive d’ici à 2021. 

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, la Suisse ne ferait donc pas « cavalier seul » en acceptant l’initiative. Elle ne jouerait pas non plus le rôle de pionnière, ce qui, dans le plus pur esprit suisse, est plutôt un point positif. En fait, accepter l’initiative reviendrait simplement à suivre le rythme de l’évolution progressive des consciences et des derniers développements légaux sur le plan européen.  

Profiler la Suisse comme une terre d’accueil attractive pour les entreprises responsables de demain

En comparaison internationale, la Suisse accueille un nombre de grands groupes internationaux par habitants bien plus élevé que la moyenne. Ce statut privilégié de terre d’accueil, comme on l’oublie trop souvent, n’est pas uniquement dû à ses taux d’imposition bas. A titre de comparaison, la fiscalité d’autres juridictions – à commencer par celle des Etats-Unis – est significativement plus souple. En s’installant en Suisse, les multinationales cherchent plutôt à bénéficier d’un certain label de qualité « suisse » en matière d’innovation et de compétitivité, ainsi que de conditions-cadres exceptionnelles sur le plan international. En effet, la Suisse offre une combinaison unique d’infrastructures de qualité, de climat politique stable, d’une ouverture privilégiée sur le marché unique européen et surtout d’un accès sans pareil à un vivier de talents issus de la formation duale et des écoles polytechniques. 

L’épouvantail d’une vague de délocalisations en cas d’acceptation de l’initiative, régulièrement agité par les milieux économiques, ne devrait donc faire peur à personne. Il est hautement improbable que des multinationales décident de quitter le cadre sans pareil que représente la Suisse en cas de « oui » ce dimanche. Au contraire, les Suisses ont l’opportunité de rappeler aux multinationales qu’elles sont toujours les bienvenues si elles consentent à respecter certaines normes élémentaires et à s’inscrire dans une mondialisation responsable, comme cela est déjà le cas pour la majorité d’entre elles. En adaptant en amont son cadre légal aux dernières évolutions européennes et en prenant ses responsabilités, la Suisse ne se tirerait pas une balle dans le pied. Au contraire, elle se profilerait comme un port d’attache tourné vers l’avenir, dont l’attractivité n’en serait que renforcée.


Aurèle Cotton est étudiant en 1ère année du Master en Affaires Internationales à l’Institut. De nationalité suisse, il porte un regard aiguisé sur la politique fédérale et sur la Genève internationale.

“File:Initiative multinationales responsables-Onex-04.jpg by MHM55 is licensed under CC BY-SA 4.0

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