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L’éthique du care face aux fragments d’un monde à soigner

Par Romane Vacca, éditrice française pour The Graduate Press

Le temps s’est écoulé différemment durant une soirée, le mardi 11 mars dernier, à l’occasion de la première internationale du film The Tender Revolution, présentée au festival FIFDH. Après la tragique perte d’une amie ayant mis fin à ses jours, une question hante la réalisatrice Annelie Boros ; un tel acte aurait-il eu lieu dans un monde où la compassion fait loi, où le soin est roi ? De cette réflexion, naît un long-métrage documentaire explorant les promesses d’une révolution tendre.

Un documentaire qui parle de coeur – et de care

Le documentaire suit quatre protagonistes, dont le quotidien est rythmé par le soin : un proche-aidant pour son fils en situation de handicap, une femme assistant des personnes âgées, un activiste en situation de handicap moteur, et une militante luttant pour la sauvegarde du vivant. Au fil des portraits de ces destins ordinaires, on explore la difficulté de placer la solidarité au centre d’une société désespérément individualiste. La gangrène du validisme est pointée du doigt : à travers une narration habile, la réalisatrice rappelle au public l’invisibilisation des corps différents, et le ramène du même coup à sa propre vulnérabilité. En sous-texte, le message est clair et révoltant : le monde est rythmé par la productivité, et celles et ceux incapables de prendre part à cette course effrénée sont relégués au second plan. Les secteurs du social et de la santé sont à la marge, et l’infirmier.ière reçoit moins de reconnaissance que le.a trader.euse. 

Cependant, au-delà de ce constat sinistre, un message d’espoir crève l’écran : une solution collective, prenant racine dans l’entraide, est possible. Remettre le care à l’honneur dans nos sociétés, c’est tout le propos de cette fresque poignante.

Une éthique du lien, au quotidien

L’éthique du care, c’est une approche philosophique, morale, et politique, visant à remettre la vulnérabilité humaine, l’interdépendance qui en découle, et la responsabilité relationnelle au centre des préoccupations. Comme le souligne la politologue Joan Tronto lors de la discussion suivant le documentaire, nul n’échappe à la vulnérabilité – ne serait-ce qu’au berceau, dans la vieillesse, et parfois bien avant. Si recevoir du soin est une expérience universelle, il est essentiel d’élever cette question au sommet de l’agenda politique.

Selon Samuel Flach, protagoniste du film, il est tout aussi nécessaire de repenser notre rapport aux patients. Permettre à chacun.e de choisir comment recevoir le soin, remettre leurs décisions au centre, et rompre avec le paternalisme encore trop présent dans les secteurs du social et de la santé : voilà des urgences aussi réelles que silencieuses.

Et si s’entraider, c’était résister ?

Les panélistes vont plus loin encore en présentant le care comme une pratique subversive, une arme pour lutter contre le capitalisme, le patriarcat, et le validisme. La journaliste et militante féministe Anna Toumazoff souligne une tension au sein des milieux militants : face à des systèmes de pouvoir fondés sur la violence et la domination, ces milieux ont parfois tendance à reproduire, dans leurs propres modes d’action, ces mêmes logiques virilistes et brutales. Le care offre alors une alternative, une voie qui permettrait de rester en cohérence avec les valeurs de justice et de solidarité que ces luttes portent. En refusant de s’abîmer dans les rapports de force, il devient possible de cultiver des pratiques politiques qui soignent, réparent, et transforment sans écraser. Comme elle le résume avec justesse : “à la fin, si on s’abîme plus qu’on ne gagne, pas sûr qu’on améliore nos vies.” Soizic Pineau, journaliste pour Manifesto XXI, souligne que des outils de care existent déjà au sein des luttes féministes et queer : espaces “safe” en soirées, démocratie sanitaire lors de l’épidémie du HIV, etc. Avec le temps, selon elle, ces pratiques infuseront inexorablement la société dans son ensemble.

Vers un monde du care ?

Samuel Flach tente de faire de cette éthique une réalité à travers un projet d’habitat inclusif à Munich : un espace de vie où les personnes, quelles que soient leurs capacités, peuvent cohabiter et se soutenir mutuellement. Cette initiative, présentée dans le documentaire, est aujourd’hui sur le point de se concrétiser, puisque la construction débutera ce mois-ci.

Mais si l’on change d’échelle, que faire au niveau individuel pour se soigner les uns les autres ? Flach évoque la nécessité de décoloniser nos “esprits et corps,” pour réapprendre à créer des liens de soins au-delà du cercle familial. Son projet d’habitations inclusives à Munich portera l’inscription : Times ticks differently here [le temps s’écoule différemment ici], parce que vivre selon l’éthique du care, c’est aussi cela : ralentir. Ralentir pour combattre la fuite en avant vers toujours plus de productivité, ralentir pour trouver une nouvelle boussole collective : celle du soin. Il en revient donc à chacun.e de faire un pas vers l’autre aujourd’hui, pour que le temps s’écoule différemment demain.

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